L’instinct de la couleur, de sa matérialité primordiale est une sensation. Point de départ à la construction d’une peinture qui ne trahit pas le présent. Cet instinct fait resurgir en même temps le réel et le rêve, la vérité et le fantasme. Chacune des œuvres d’Antoine Carbonne propose de livrer un monde à la contemplation désinvolte, à façon d’un Limbour. La proximité des couleurs vives appuyant le déploiement d’une énergie féconde, démiurgique. Certains éléments évoquent la peinture surréaliste et une sensualité de l’entremêlement pour laquelle les figures humaines, la nature florissante et les citations à l’âge classique entrent dans ce complexe univers de résurgences. Les corps sont sans visage, objets de désir ou de volonté mystérieuse. L’onirisme est atteint par la force du décor. Il est vecteur d’une narration cryptée, au seuil de la psychanalyse. Les scènes plus quotidiennes et urbaines sont cadrées comme au cinéma, ou comme nous le ferions avec nos téléphones portables, créant une intimité provoquée par le regard. Comme cette salle de cinéma. Comme cette cuisine. Comme cet escalator. La facture des œuvres sur papier, à la gouache, intensifie la proximité avec l’espace environnant, parfois livré avec une intense vivacité, parfois retenu dans une composition souple mais sereine où le paysage s’extrait du contexte. Il semble ici et ailleurs. Une hétérotopie en somme, celle qui permet à l’humanité de se sentir tout le temps ailleurs et en même temps ici, c’est-à-dire projeté dans un espace où la narration au futur est encore possible, où l’individu peut s’aventurer. Mais cette vision du lieu n’est pas strictement conceptuelle. Elle appelle à nouveau à l’émotion d’un instant, à l’expression rapide d’un regard furtif ou d’un souvenir plus fort que le réel lui-même. Elle est aussi un Eden.
La peinture d’Antoine Carbonne transfigure. Elle ne témoigne pas d’un état, mais combine cet état à des variations d’humeur, édifiant ainsi un environnement libre de l’Histoire et des repères temporels traditionnellement bâtis. Par rapprochement des peintures entre elles, non rattachées à des séries, se dessine une plus vaste narration dans laquelle tout semble résonner, entrer en contact. L’une ne précède pas l’autre. La narration fluide, diffuse, est induite par les spécificités de la perception. Cette narration n’est donc pas le fruit de l’intention d’un auteur seul mais de sa volonté de donner à chacun les clefs d’une réécriture. Ce positionnement permet d’interpréter par association des œuvres diverses, traversées par des signes ayant valeur d’indices.
,
Théo-Mario Coppola pour l'exposition Vendanges tardives.
CAC Meymac
The instinct of color, and its primordial materiality, is a sensation. It's the starting point of the construction of a painting that does not betray the present. This instinct brings out at the same time the real and the dream, the truth and the fantasy. Each of Antoine Carbonne's works proposes to deliver a world of casual contemplation, in the fashion of Georges Limbour. The proximity of bright colours supporting the deployment of a fruitful, demiurgic energy. Some elements evoke surrealist painting and a sensuality of intermingling for which human figures, flourishing nature and quotations in the classical age enter this complex universe of resurgences. The bodies are faceless, objects of desire or mysterious will. The dream is achieved by the strength of the decor. It is vector of an encrypted narration, on the threshold of psychoanalysis. The more everyday and urban scenes are framed as in the movies, or as we would with our mobile phones, creating a privacy brought about by the look. Like this movie theater. Like this kitchen. Like this escalator. The work of the works on paper, in gouache, intensifies the proximity with the surrounding space, sometimes delivered with an intense vivacity, sometimes retained in a flexible but serene composition where the landscape is extracted from the context. It seems here and elsewhere. In short, a heterotopy that allows humanity to feel all the time elsewhere and at the same time here, that is, projected in a space where narration in the future is still possible, where the individual can venture is. But this view of the place is not strictly conceptual. She calls again to the emotion of a moment, to the rapid expression of a stealthy glance or a memory stronger than the real itself. She is also an Eden.
The painting of Antoine Carbonne transfigures. It does not testify of a state, but combines this state with variations of mood, thus edifying a free environment of History and traditionally constructed temporal landmarks. By bringing the paintings closer to each other, not attached to series, there emerges a larger narrative in which everything seems to resonate, to make contact. One does not precede the other. The fluid, diffuse narration is induced by the specificities of perception. This narration is not the result of the intention of a single author but of his desire to give everyone the keys to a rewrite. This positioning makes it possible to interpret by association various works crossed by signs that have value as indices.
Theo-Mario Coppola
Yanis
Oil and spray on canvas
180x155cm
,
,
,
,
,
,
,
,
Stalker
Oil on canvas
130x130cm
,
,
,
,
,
,
,
,L’Arbre de la connaissance.
Avec l’Arbre de la connaissance, présenté au salon Novembre à Vitry, Antoine Carbonne renoue avec la peinture ésotérique. Le tableau nous introduit au cœur d’un inhabituel ordre des choses qui rassemble des bribes de mondes différents dans un cosmos mystérieusement harmonieux. Habituellement les artistes ordonnent leurs compositions différemment: dans des ensembles clairement finalisés, où les éléments conspirent tous à réaliser un effet d'ensemble, à l’instar des corps vivants à la conservation duquel tous leurs organes participent. L’ordre qui structure les compositions classiques réalise donc une communauté de fins. Et paraît pleinement naturel, puisqu’il prend modèle sur des organismes engendrés par la nature. Pourtant cette ressemblance n’est que de façade, car de tels agencements n’égalent pas en complexité les organismes naturels : ils leur ressemblent aussi peu que ces automates par lesquels nos ingénieurs singent la nature. Les Anciens Grecs avaient saisi l’artificialité de cet ordre purement humain. Ils le nommaient taxis, terme par lequel ils désignaient l’ordre de bataille, « tactique », artificiellement établi par leurs stratèges. Ce n’est pas cet ordre-là qu’Antoine Carbonne tente de faire régner dans ses tableaux. Le sien est plus complexe, car il ne peut être pleinement compris par l’homme et produit par sa seule volonté. Les Grecs avait également un nom pour le désigner : cosmos, bel arrangement, « cosmétique ». Cecosmos poikilos, divers et chamarré, ils tâchaient de l’imiter dans leurs édifices, dont on sait qu’ils étaient recouverts de couleurs vives et contrastées. Selon eux, il enveloppait toute la matière cosmique, inerte ou vivante. Et il donnait à l’univers cette belle régularité allant de la colonie de cristaux au système complexe d’échanges (catallaxis) qui se met en place dans les sociétés humaines.
Ces catallaxies, l’économiste autrichien Friedrich August von Hayek, les conçoit également comme des ordres naturels, « spontanés », formant des communautés de moyens qui regroupent des individus ayant tous des fins différentes mais usant des mêmes modalités générales d’échanger leurs biens (les lois). Et c’est parce que de tels ordres sont perpétuellement ouverts aux nouveaux arrivants qu’ils se sont propagés aujourd’hui à travers l’humanité tout entière, qui est à présent gouvernée par l’ordre du marché. Leur complexité croissant avec leur volume, nous nous trouvons aujourd’hui régis par un ordre qui nous échappe plus encore qu’aux Anciens.
Eh bien, cet ordre spontané règne aussi dans les tableaux d’Antoine Carbonne. Notons en effet que celui-ci traite les « îlots flottants » qui peuplent ses tableaux selon des techniques empruntées à des peintres aussi différents que les Primitifs italiens, les Paysagistes japonais, les Post-impressionnistes et Naïfs français ou encore les Illustrateurs et Tagueurs contemporains.
Mais remarquons surtout que tous ces artistes, pastichés par Antoine Carbonne, emploient essentiellement les mêmes principes techniques généraux (technologie) que lui. Il s’agit toujours de diminuer la distance aux choses, d’entrer en empathie elles, en les aplatissant, en brisant les lois de la perspective qui les distribuent autour d’un regard hautin. Voilà pourquoi Antoine Carbonne arrive à donner à ses tableaux, malgré leur polytechnie et leur bigarrure, une unité profonde qui leur vient du fait que tous leurs détails fonctionnent grâce à la même technologie « empathique ».
Et c’est ce qui leur fait porter la marque des
communautés de moyens propres aux ordres spontanés créés par la Nature. Mais l’Arbre de la connaissance nous enseigne plus que cela. Il ne nous présente pas seulement un ordre spontané in corpore mais aussi in persona. Tout se passe comme si le cosmos illustré dans ce tableau se tournait vers l’artiste, se personnifiait, prenant la forme d’un être intelligent (la couronne de l’arbre central a la forme d’un cerveau) qui le regarde à travers une paire d’yeux (bien visibles dans la peinture, derrière les frondaisons). Et qu’il lui révélait qu’il se tient continuellement derrière lui pour contrôler ses gestes. Cette vérité ésotérique blesse-t-elle tant notre ego pour justifier que l’Arbre biblique, dans les feuillages duquel elle se cache, nous soit défendu ? Felix culpa !
,
texte de Matthieu Corradino à l’occasion de l’exposition novembre à Vitry
,
,
tree of wisdom
Oil on canvas
135x135cm
,
,
,
,
,
,
,
« Au milieu de ces eaux combien de fois plonge-t-il les bras pour prendre le cou qu’il a vu – il n’attrape rien ! Que voit-il, il ne sait, mais ce qu’il voit le consume, C’est la même erreur qui abuse et excite ses yeux. » Narcisse et Echo, livre III
In Les métamorphoses, Ovide, Éditions de l’Ogre, 2017
DÉCORATIVES
À l’ombre de grandes surfaces ornementales, de papiers peints éteints et défraichis, de murs mûrs, les toiles reposent. L’ancien semi décoratif, jusqu’alors inerte, cailloux semés dans ce champ vertical hiératique, glisse et tombe. Les lais, agiles, regagnent l’état premier du motif, c’est-à-dire dans un premier temps celui d’une mobilité, de ce que peut la chose en mouvement à la surface et dans l’espace, puis de ce qu’il peut face au sujet, comme l’on dit peindre sur le motif, directement devant. La roche suspendue, le héraut masqué, l’écho, l’inconnu, le lac, la cascade, la fleur, tout indistinctement se met en branle, les dimensions se mêlent. Le mensonge croît.
Par couches, la fresque est totale, comme chez Zoran Music, et contamine chaque parcelle. La?toile, le lais et son mur touchent à l’oxymore d’être soudainement en frontalité comme en abîme. Maxi collage, irruption d’une réalité dans une autre, sur et pardessus. Paysages encastrés. Décors en cascade.
Au leurre, les motifs picturaux de la peinture du peintre répondent: « si près si loin, qu’à cela ne tienne?– Judas de quoi ? » La peinture est décorative, au risque de quoi? D’une duperie, d’une illusion organisée? Cartel du crime plastique. La peinture l’est-elle seulement, décorative? Dans le semi de mille fleurs et de six roches, aubussonnais, un Sisyphe pathétique mais héroïque continue son âpre quête, quelqu’un crie, à côté.
JUS DE PEINTRE
Antoine Carbonne, ici, présente une série de peintures postées sur les tentures qu’il a peintes, elles mêmes inscrites dans le contexte domestique marqué d’Attic. La vidéo qui tourne au ralenti, encadrée d’une toile marouflée laisse apercevoir une cascade qui peine à s’écouler, tant son rythme inhabituel dérègle notre désir de perception normale ; dans ce flux contredit, gagne ce que la peinture engage, ici, un aller retour assez brutal entre le motif décoratif, de la tapisserie, et celui peint, pictural à plus d’un égard et qui l’on pourrait dire opportun, spontané, séduisant tant l’autre est figé. Comme les aiguilles d’une horloge qui font du sur place, par la stricte répétition mécanique, les motifs imprimés s’émoussent, ceux qui tentent d’avancer reviennent fatalement au même plan. En contre champs, les verdures peintes de Carbonne, les figures grotesques, outrancières, agitent un temps nouveau. La narration saute de peinture en peinture, de case en case, sans phylactère certes, mais telle une ellipse, un flash, un mirage, déploie une cinégénie lynchienne. Saccades, terreurs, les sujets picturaux se synchronisent et l’œil cille.? Les verdures comme les figures se confondent, vibrent.
Là, c’est la technique du peintre dont on parle ; son jus est habile.? Les différentes touches et leurs proximités, les effets de flouté, les zones de conforts visuels dessinés et les abruptes ellipses picturales disséminent le sens univoque pour donner aux formes des contours flous, au modelé des faux airs, à la vue d’ensemble son double. La peinture est un doppelganger.
Imperturbable, l’eau s’écoule. La rivière pond et charrie son lot d’écumes décélérées, qui disparaissent trop lentement, série d’hallucinations - hippocampes, lapin, fleur, kamasoutra, folle sortie du bois - ou formes rêvées et monstrueuses auxquelles l’eau donne corps, tel un arc parabolique, et constituent le temps d’un mirage statique, au beau milieu du lac, la scène primitive. La peinture est ce doppelganger.
Rébellion oculaire. Dans cette pièce, chez Attic, la petite porte blanche que vous regardez est ouverte, il y a des gens, c’est sympathique. Le décor est compassé. L’installation joue et déjoue l’existant. Ca marche. Ici, le motif décoratif est un degré d’abstraction spécifique, loin d’une réalité factuelle et documentaire. La peinture fait tapisserie, elle construit un monde étranger, un jardin elliptique, un bois narratif, duquel manque toujours ce qui est hors champ. Ce manquement, c’est l’erreur, la trahison et la tragédie de la peinture. Et de ces discutables effets, des errances du peintre, de la difficulté à faire tenir ce monde, la crispation se dénoue dans l’immense jouissance, la cascade sacrificielle de la couleur, du flot des hallucinations et des faisceaux de convergences que les tonalités et les cernes, que les formes et les touches agrègent, dimensions de dimensions.La peinture est un défi, son bord le défalque du réel, la position du peintre celle d’une rébellion oculaire.
Mathieu Buard Juin 2018
don't bother me
Oil on canvas
175x155cm
,
,
,
,
,
,
,
,
after Thomas Carbonne
Oil on canvas
175x155cm
,
,
,
,
,
,
,
,
Exposition JUDAS ( jus de cascade)/ATTIC Brussels/ Juin 2018
,
,
,
,
,
,
,
picture for men and dogs
Oil on canvas
155x155cm
,
,
,
,
,
,
,
,
party
Oil on canvas
210x150cm
,
,
,
,
,
,
Vanité fumée, huile sur toile, 2018
,
,
Vanité fumée, huile sur toile, 2018
Envisageant la scénographie d’un
lieu par le prisme du cadrage cinématographique pour rendre opérant une scène, Antoine Carbonne* scénarise une atmosphère propre à chaque projet. La peinture ne se confine pas à la toile, elle expanse l’espace où se déroule l’histoire. Tel un liant, elle active une tension charnière entre lieux réel et fictif.
Antoine Carbonne utilise sans complexe bombes de peinture, gouache, peinture à l’huile, crayons, vernis de damar et autres techniques pour unifier des éléments hétéroclites et faire émerger des niveaux de structures.
Les toiles, telle une série à facettes, fixent par leurs motifs oniriques des épopées contemporaines et
des lieux que déploie l’imagination. Séquences de douces vanités à l’esthétique dark, parfois japonisante, compositions, non sans aspérités, empruntent aussi à la peinture de la Renaissance, au symbolisme avec des teintes psychédéliques. Influences et références visuelles multipliées réveillent des schémas narratifs et des instants captés.
Contempler le désastre, toucher, activer l’interstice précis du moment rotatif où tout bascule, de la contraction jubilatoire du ventre qui sait, quand l’esprit ne sait pas encore, la sensation du déjà-vu, et destinée fatale du personnage. Comme le nouveau roman a interrogé le rôle de la description et la place du narrateur dans roman classique, Antoine Carbonne énonce des énigmes aux spectateurs : complétude et vision ! Observateur et impliqué dans son propre jeu, l’artiste endosse la double position d’acteur et du tiers point de vue détenteur d’une sagesse, d’une ritournelle dont il détient la clef, mais qui l’emporte.
La surface du quotidien s’épaissit de récits et d’intuitions. Projections sur le décor d’une scène, les songes de la psyché d’un monde à l’autre se rejouent et se déposent. Les histoires se fantasment au bord, s’articulent parmi les motifs. Un soupçon pèse sur les scènes.
Le regardeur et l’auteur éprouvent une connivence mutuelle. Etreins le plaisir, ressens la narration des profondeurs mélancoliques ! Les objets, les éléments picturaux constituent autant de rebondissements qu’ils sont d’aphorismes de la faculté du peintre à redoubler et conter l’intensité de l’existence.
Ce solo est l’occasion de découvrir, ou de continuer à suivre, le travail de ce plasticien dernièrement sélectionné à Generation Brussels (Brussels Gallery Weekend 2018).
,
Anna Ozanne